mardi 27 octobre 2015
Transformer le journalisme
Le secteur de l’information va mal ? C’est de la faute aux médias, entend-on dire le plus souvent. Les journalistes en poste seraient pour l’essentiel des conservateurs, des rentiers de l’information et les patrons de presse des demeurés qui, comme le reste des élites de ce pays « ne comprennent rien au numérique ».
La crise de la presse étant constatée (encore faudrait-il se mettre d’accord sur ce dont on parle, mais bon...), ce sont les solutions qui importent désormais. Jacques Rosselin a créé Courrier International, puis Vendredi (tentative de faire passer les contenus des blogs sur papier) ; il nous a fait parvenir ce texte dans lequel il imagine une solution radicale : mettre fin au modèle économique actuel de la presse, et faire de tous les journalistes des intermittents. Vu la crise du régime des intermittents, c’est osé. Mais au moins, ça fait réfléchir. Xavier de La Porte
Quand bien même ces sévères critiques seraient, au moins partiellement, fondées, leur fatalisme décourage la réflexion. Nous voilà condamnés à assister tristounets à une lente agonie de l’information de qualité en attendant son hypothétique renaissance. La presse, après ces quelque 150 années d’existence – une parenthèse dans la longue histoire du monde – n’échappera pas à la loi de la « destruction créatrice », la formule apprise jadis à la fac d’éco, plus ou moins assimilée, et qui connaît un regain de popularité, notamment sous l’effet des « disrupteurs », des « barbares » de l’économie numérique qui nous la régurgitent aujourd’hui après une rumination express.
« Bâcher » les médias traditionnels, comme on dit aujourd’hui, est non seulement décourageant pour la suite, mais injuste. Rappelons d’abord que, depuis 20 ans, ces entreprises ont mis en œuvre, parfois à marche forcée, des changements importants dans leur offre et leur organisation, et qu’elles restent tous des marques fortes et en tête des audiences numériques des sites d’information. Rappelons aussi que ces nouvelles audiences ont renouvelé et dopé leur lectorat papier, qui était en baisse régulière depuis les années 70, donc bien avant la naissance du Web.
Hélas, ces efforts et ces beaux résultats n’arrangent rien : même si ces médias traditionnels ont vaillamment engagé leur mutation numérique, leur situation économique s’est dégradée. Un chiffre qui résume la situation de la presse : pour 10 euros perdus dans les revenus du papier, un journal compense par un revenu sur le numérique de 1 à 1,5 euros. Et malgré les discours incantatoires de ceux qui nous prédisent le retour de l’information payante (« Regardez donc Mediapart ! Regardez Blendle ! »), la quasi-totalité des lecteurs se refusent toujours obstinément à payer (de 1 à 3% de l’audience le font – Hervé Lavergne dans « Crise des médias ou Médias de crise » dans la revue Ina Global)...
Le sinistre cliquetis de cette machine à perdre rend fous les plus raisonnables des chefs d’entreprise de presse qui partent, hagards, à la recherche de nouveaux revenus, une quête qui peut les égarer sur les chemins hasardeux de la compromission (demandons à nos annonceurs d’écrire nos contenus et baptisons cela « native advertising ») ou de la crise de nerfs (transformons notre média en bistrot, les mojitos financeront notre service culture).
Les premiers de la classe, eux, ne se démontent et continuent studieusement d’innover, d’investir sans aucune autre perspective de retour que celui d’encouragements de l’Etat (1 à 1,5 milliard d’euros par an d’après la Cour des comptes), aidé modestement par Google (20 à 30 millions d’euros par an), un bon géant plein de commisération et de reconnaissance pour ceux qui, après tout, continuent gentiment de produire et d’équiper leurs rédactions pour nourrir son insatiable estomac de contenus de qualité.
Les pertes se creusent, les équations (ose-t-on encore parler de modèles ?) se compliquent et c’est tout naturellement que la plupart des entreprises d’information sont presque toutes rachetées par de riches mécènes qui, soyons-en persuadés, n’ont pas tant le souci du compte d’exploitation que celui de la santé de notre démocratie. Côté audiovisuel, l’affaire est entendue dans la mesure où le secteur public domine très largement l’offre d’information de qualité avec un budget de 3 à 4 milliards d’euros par an pour France Télévisions et Radio France réunis et 3 000 journalistes cumulés, soit la plus grande rédaction de France. Ajoutons à cela l’AFP, également financée par l’Etat, et dont la plupart des sites d’information, traditionnels ou numériques, se nourrissent à haute dose.
L’argent public – et dans une bien moindre mesure celui des mécènes – combinés à la volonté de changement des entreprises d’information, ne semblent pas suffire. Comme si tout le monde mettait de l’essence, appuyait sur l’accélérateur mais que quelque chose soit fatalement endommagé sous le capot de la guimbarde. Alors on a recommencé à parler de la guimbarde elle-même, de « l’écosystème » pour employer un terme à la mode.
Tout le monde s’accorde à dire avec le recul que les Etats généraux de la presse organisés par Sarkozy en 2008 ont accouché d’une souris. Bricoler à la marge le vieux moteur ne sert plus à grand-chose... Plus récemment, Julia Cagé (un livre), Jean-Marie Charon (un rapport), Pierre Rimbert (un article) et le collectif Médias Libres (un forum) ont, chacun de leur côté, attaqué dans le dur. La piste est la bonne, creusons-la : c’est l’écosystème, celui qui a 70 ans cette année, qu’il faut transformer. Sans changement radical de l’environnement économique de l’information et de ses règles, les médias, les journalistes et les pouvoirs publics auront beau se décarcasser, rien n’avancera. Oui, un changement radical. La mécanique est trop usée pour se contenter d’un rafistolage.
Mais alors quel changement ? Laissons de côté la solution de la voiture sans conducteur, Google lui trouvera certainement un avenir sur les autoroutes de l’information ou celles de Californie. Pour lancer le débat et donner la mesure du degré de radicalité que l’on pourrait estimer nécessaire, je propose d’aller au-delà des bonnes idées que sont le changement de statut des entreprises de presse (Cagé), l’impulsion donnée à l’innovation et à la création d’entreprises et d’incubateurs de l’information (Charon), la mutualisation des moyens de production (Rimbert) ou le soutien à un tiers-secteur associatif de l’information. Ce sont de bonnes pistes mais elles passent à côté de l’éléphant dans la pièce, à savoir l’équation économique et des solutions durables. Arrêtons tout, faisons un pas de côté et réfléchissons, comme disait le regretté Gébé dans « L’An 01 ».
Mon premier réflexe à la lecture du rapport de la cour des comptes de 2013 avait été de benoîtement prendre la somme dépensée chaque année par l’Etat en aides à la presse et de la diviser par le nombre de cartes de presse en France. Cessons de financer les médias, finançons directement les producteurs de l’information, à savoir les journalistes, osais-je alors.
Ce « revenu de base » pour les journalistes permettait de les affranchir de la dépendance économique, donc de les laisser librement faire leur travail et de le diffuser au mieux, soit directement, soit via un média d’information, réduit dans ce scénario au rôle d’éditeur et d’animateur d’une communauté d’intérêts ou d’engagements (après tout qu’est qu’un média sinon une entreprise d’information qui fédère une communauté ?). Il ne s’agit donc pas de faire disparaître les médias, mais de les laisser se concentrer sur leur rôle et les journalistes sur le leur.