jeudi 11 février 2016

Les vérités expérimentales

La méthode expérimentale ne se rapporte qu'à la recherche des vérités objectives, et non à celle des vérités subjectives. De même que dans le corps de l'homme il y a deux ordres de fonctions, les unes qui sont conscientes et les autres qui ne le sont pas, de même dans son esprit il y a deux ordres de vérités ou de notions, les unes conscientes, intérieures ou subjectives, les autres inconscientes, extérieures ou objectives. Les vérités subjectives sont celles qui découlent de principes dont l'esprit a conscience et qui apportent en lui le sentiment d'une évidence absolue et nécessaire. En effet, les plus grandes vérités ne sont au fond qu'un sentiment de notre esprit; c'est ce qu'a voulu dire Descartes dans son fameux aphorisme. Nous avons dit, d'un autre côté, que l'homme ne connaîtrait jamais ni les causes premières ni l'essence des choses. Dès lors la vérité n'apparaît jamais à son esprit que sous la forme d'une relation ou d'un rapport absolu et nécessaire. Mais ce rapport ne peut être absolu qu'autant que les conditions en sont simples et subjectives, c'est-à-dire que l'esprit a la conscience qu'il les connaît toutes. Les mathématiques représentent les rapports des choses dans les conditions d'une simplicité idéale. Il en résulte que ces principes ou rapports, une fois trouvés, sont acceptés par l'esprit comme des vérités absolues, c'est-à-dire indépendantes de la réalité. On conçoit dès lors que toutes les déductions logiques d'un raisonnement mathématique soient aussi certaines que leur principe et qu'elles n'aient pas besoin d'être vérifiées par l'expérience. Ce serait vouloir mettre les sens au-dessus de la raison, et il serait absurde de chercher à prouver ce qui est vrai absolument pour l'esprit et ce qu'il ne pourrait concevoir autrement. Mais quand, au lieu de s'exercer sur des rapports subjectifs dont son esprit a créé les conditions, l'homme veut connaître les rapports objectifs de la nature qu'il n'a pas créés, immédiatement le criterium intérieur et conscient lui fait défaut. Il a toujours la conscience, sans doute, que dans le monde objectif ou extérieur, la vérité est également constituée par des rapports nécessaires, mais la connaissance des conditions de ces rapports lui manque. Il faudrait, en effet, qu'il eût créé ces conditions pour en posséder la connaissance et la conception absolues. Toutefois l'homme doit croire que les rapports objectifs des phénomènes du monde extérieur pourraient acquérir la certitude des vérités subjectives s'ils étaient réduits à un état de simplicité que son esprit pût embrasser complètement. C'est ainsi que dans l'étude des phénomènes naturels les plus simples, la science expérimentale a saisi certains rapports qui paraissent absolus. Telles sont les propositions qui servent de principes à la mécanique rationnelle et à quelques branches de la physique mathématique. Dans ces sciences, en effet, on raisonne par une déduction logique que l'on ne soumet pas à l'expérience, parce qu'on admet, comme en mathématiques, que, le principe étant vrai, les conséquences le sont aussi. Toutefois, il y a là une grande différence à signaler, en ce sens que le point de départ n'est plus ici une vérité subjective et consciente, mais une vérité objective et inconsciente empruntée à l'observation ou à l'expérience. Or, cette vérité n'est jamais que relative au nombre d'expériences et d'observations qui ont été faites. Si jusqu'à présent aucune observation n'a démenti la vérité en question, l'esprit ne conçoit pas pour cela l'impossibilité que les choses se passent autrement. De sorte que c'est toujours par hypothèse qu'on admet le principe absolu. C'est pourquoi l'application de l'analyse mathématique à des phénomènes naturels, quoique très- simples, peut avoir des dangers si la vérification expérimentale est repoussée d'une manière complète. Dans ce cas, l'analyse mathématique devient un instrument aveugle si on ne la retrempe de temps en temps au foyer de l'expérience. J'exprime ici une pensée émise par beaucoup de grands mathématiciens et de grands physiciens, et, pour rapporter une des opinions les plus autorisées en pareille matière, je citerai ce que mon savant confrère et ami M. J. Bertrand a écrit à ce sujet dans son bel éloge de Sénarmont: «La géométrie ne doit être pour le physicien qu'un puissant auxiliaire: quand elle a poussé les principes à leurs dernières conséquences, il lui est impossible de faire davantage, et l'incertitude du point de départ ne peut que s'accroître par l'aveugle logique de l'analyse, si l'expérience ne vient à chaque pas servir de boussole et de règle